David. - Groupe Durruti (Lyon) 1997
Le syndicalisme français a gagné sa spécificité de structure et d’action avant 1914 au travers des Bourses du travail. Si les structures verticales telle les fédérations de métiers et d’industries, basées sur la solidarité ouvrière dans une même branche impulsent une lutte professionnelle à l’échelle du pays, les Bourses du travail ont apporté une double dimension au syndicalisme français par la constitution d’organismes horizontaux et territoriaux. Ces organismes sont alors porteurs d’un autre type de solidarité, dépassant les diversités de professions et de corporations, pour s’inscrire dans une solidarité de proximité géographique, "de classe" ou même d’aspiration à la transformation sociale. C’est bien à travers la solidarité interprofessionnelle que la conscience révolutionnaire est la plus apte à s’affirmer.
De plus, la finalité du projet des bourses était, en assurant la formation d’une classe ouvrière autonome, objectif contenu aussi dans les services qu’elles proposaient, d’être à la fois un outil d’émancipation intégrale des travailleurs et un instrument d’organisation de la société future. A travers les Bourses du travail et le modèle de syndicalisme qui y était développé, on peut apercevoir un modèle révolutionnaire complet basé sur un fondement socioprofessionnel et non idéologique, une tactique : l’action directe, une stratégie : la grève générale et des moyens d’action et d’organisation de la société à venir : la C.G.T. et la Fédération des bourses.
C.G.T. et Fédération des bourses du travail qui avaient d’ailleurs fusionné en 1902 lors du congrès de Montpellier, constituant ainsi une seule organisation centrale composée de deux sections, celle des fédérations de métiers et celle des Bourses du travail. N’oublions pas que, pour Fernand Pelloutier, secrétaire de la fédération de 1895 à sa mort en 1901 et l’un des principaux initiateurs de leur éclosion, les Bourses du travail apparaissent comme la synthèse du mouvement syndical, un instrument total de lutte, de l’organisation à la révolution en passant par l’éducation ouvrière.
Naissance, évolution et fonction des Bourses du travail Trois éléments semblent déterminer le phénomène national d’éclosion des bourses. Tout en étant un projet déjà ancien, avec la loi de 1884 autorisant les syndicats, un double processus va apparaître. D’une part cette décision s’inscrit dans les objectifs des gouvernements républicains de l’époque d’essayer d’attacher la classe ouvrière au régime par un certain nombre de lois à caractère social. D’autre part, c’est une réponse aux nombreuses pressions, au plan local, des travailleurs pour voir apparaître dans leur ville une telle institution afin d’obtenir des locaux pour se réunir, élaborer leurs revendications et organiser leurs actions. Enfin, syndicalistes comme élus républicains voient dans les Bourses du travail un remède au problème criant des bureaux de placement privés. La première Bourse du travail ouvre ses portes à Paris le 3 février 1887, suite à une décision du Conseil municipal. Rapidement celles-ci vont se développer sur tout le territoire et dix des quatorze bourses existantes en 1892 vont fonder à Saint-Étienne une fédération. Cette Fédération des bourses du travail accroît rapidement son influence sur le mouvement ouvrier aux dépends de la Fédération nationale des syndicats, seule autre organisation nationale, alors inféodée au parti guesdiste. L’entrée des anarchistes dans les syndicats, largement favorisée par des militants comme Fernand Pelloutier et Émile Pouget, trouve alors tout son écho au sein des structures locales et interprofessionnelles que sont les Bourses du travail.De la naissance de la Fédération des bourses du travail en 1892 jusqu’en 1906, le syndicalisme sera marqué d’une empreinte profonde par les anarchistes au travers d’un type d’action et d’une idéologie. Si le rôle premier d’une Bourse du travail, et sa justification au niveau des institutions, est son rôle dans l’organisation du placement des travailleurs par l’intermédiaire de ses bureaux de placement pour hommes et femmes, de nombreux autres services sont mis en place. Ces services peuvent varier d’une bourse à l’autre mais ils s’inscrivent tous dans la même démarche : répondre aux besoins de la population ouvrière tout en assurant son éducation primaire, professionnelle, sociale mais aussi socialiste.
Les Bourses du travail ont mis en place des services aussi riches et variés que le secours de route (versement d’une allocation appelée viaticum) pour les ouvriers de passage en quête d’ouvrage, des bibliothèques, parfois d’une impressionnante composition pour l’époque, comme celle de Paris qui contenait 2 700 ouvrages au tournant du siècle, destinées à l’élévation des connaissances ouvrières dans tous les domaines, mais aussi à la distraction. Les services des bourses furent marqués par des réalisations considérables, comme les cours d’enseignement professionnel et d’enseignement général, les dispensaires médicaux chargés de lutter lors d’accidents du travail contre les compagnies d’assurances trop complaisantes avec le patronat, et encore les services de renseignements juridiques afin de renseigner les travailleurs sur les nouvelles lois à caractère social florissant sous la IIIe République.
Action et éducation
A côté de ses fonctions "institutionnelles" de bureau de placement et de locaux de réunions pour les syndicats, les Bourses du travail avaient aussi la volonté d’être des centres d’éducation sociale et des foyers d’agitation constante. L’action syndicale menée par les bourses se définit par son rôle solidaire envers les grèves locales, voire nationales, mais aussi par son implication dans une dynamique syndicale globale au travers de son action lors des journées du premier mai ou la diffusion des idées-force du syndicalisme de l’époque comme la revendication de la journée de huit heures, la grève générale ou encore l’antimilitarisme. Si, dans le cadre de grèves, la bourse n’avait pas vocation à en être l’actrice première, l’instrument de lutte directe étant alors le syndicat groupant les travailleurs concernés, elle jouait bien souvent un rôle déterminant en raison de l’expérience et des conseils qu’elle pouvait donner, de la capacité d’intervention et d’organisation de ses militants ou encore de la solidarité financière mais aussi morale qu’elle entraînait par la popularisation du mouvement par voie d’affiches, de meetings et de fêtes de solidarité. En étant une structure d’entente, de regroupement et de coordination au niveau local, le but principal des bourses en cas de mouvements de grève était, tout en assurant une aide logistique, de diffuser l’information et d’organiser la solidarité à tous les niveaux, auprès de toutes les corporations de la ville.
L’organisation d’une caisse de grève afin de pouvoir soutenir financièrement toutes les corporations engagées dans une lutte et l’envoi de militants sur les lieux du conflit afin de servir de conseillers et d’orateurs étaient aussi des pratiques permanentes des bourses du travail. Bien souvent l’intervention des militants expérimentés des bourses dans un conflit du travail fut déterminante pour la réussite de celui-ci. Enfin, il est bon de signaler que c’est aussi au sein des Bourses du travail que se sont mis en place les sous-comités locaux à la grève générale. A côté de cette action syndicale, du travail de terrain, de propagande et d’agitation, les Bourses du travail ont aussi toujours gardé en tête la fameuse formule de Fernand Pelloutier "éduquer pour révolter". Les militants des bourses de cette époque étaient convaincus que pour pouvoir arriver à l’émancipation du prolétariat, il fallait lui donner les moyens de s’émanciper, de pouvoir porter et assumer un projet de transformation sociale. Si la pratique de l’action directe au cours des mouvements de grève pouvait apparaître comme émancipatrice, soit en aboutissant à des réformes partielles soit parce qu’elle faisait office de gymnastique révolutionnaire" dans la perspective de la révolution, il apparaissait aussi nécessaire de donner aux ouvriers "la science de leur malheur", pour reprendre une autre expression de Pelloutier.
Cette volonté de donner aux ouvriers, et en premier lieu aux syndicalistes, les moyens de comprendre et de maîtriser le monde qui les entoure, tout comme les moyens de dresser une autre société sans être dépendant de ceux qui détiennent le savoir, était présente dans toute l’œuvre des bourses et marquait profondément les objectifs des cours professionnels et de la bibliothèque. Pour compléter cette œuvre éducative en touchant un public encore plus large, les bourses mirent en place des rendez-vous à la fois pratiques, éducatifs et conviviaux qui passaient par des conférences d’éducation populaire, des fêtes et des représentations théâtrales. C’est au cours de ces fêtes ou conférences que des "causeries" étaient organisées sur des thèmes nombreux comme l’espéranto, le néo-malthusianisme, l’émancipation féminine, l’antimilitarisme.... Rendre le "socialisme" plus attrayant était donc l’un des objectifs des fêtes et conférences organisées dans les bourses. Mais, au même titre que certains des services proposés, elles avaient aussi une fonction d’éducation et de conscientisation de la population ouvrière. Elles s’inscrivaient dans la recherche d’un équilibre constant entre l’action revendicative et l’éducation des travailleurs. Cet équilibre avait pour vocation de globaliser l’action syndicale particulière dans un mouvement d’ensemble, dans la recherche d’une émancipation intégrale par la pratique et "l’éducationnisme".
"L’enseignement " des bourses du travail
Le premier élément d’importance à noter est la dualité de nature d’une Bourse du travail. Dans une période où il n’existait ni système étatique de placement, ni formation professionnelle réglementée, ni système d’assurance sociale, les Bourses du travail ont alors joué un rôle fondamental en mettant en place des services à caractères "sociaux" et en répondant de cette manière à des besoins essentiels de la population ouvrière. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elles recevaient des subventions de la part de l’État et de municipalités alors dominées par un personnel républicain soucieux de "paix sociale", d’intégration et d’attachement au régime des ouvriers.
Par ailleurs, la seconde nature de la bourse est celle d’un centre de résistance, de revendications et d’actions ouvrières. Un centre de regroupement qui, particulièrement sous la période où le syndicalisme révolutionnaire était dominant, n’était point une institution, ni une contre-institution mais un ferment de désagrégation révolutionnaire de la société établie, de l’ordre social en place. La dualité de nature des bourses s’exprime alors à la fois par cette vocation à proposer des services répondant à un besoin précis dans le cadre de la société de l’époque et à être un lieu d’action et d’élaboration de la société future. On peut aussi s’interroger sur le caractère subventionné des Bourses du travail sur les moyens de contrôle dont disposaient les institutions sur celles-ci par le biais du financement. En grande partie, les municipalités pouvaient, par des "ennuis" financiers, freiner l’activité, les actions et donc le rayonnement des bourses tout en usant les militants qui composaient leur administration. On peut envisager que lorsque la municipalité jugeait que l’agitation menée par une bourse, ou même les idées et les pratiques qu’elle développait, pouvaient mettre en péril "la paix sociale" en remettant en cause l’ordre établi, elle avait les moyens de casser son action par une pratique plus sournoise que la répression, en lui diminuant ou même en lui supprimant les moyens de financement. Ce phénomène est à l’origine de la fermeture, de 1905 à 1907, de 16 Bourses du travail dans un contexte où la propagande menée par la C.G.T. autour du premier mai 1906, la revendication pour la journée de huit heures et la grève générale comme moyen d’y parvenir, plaçait la confédération dans une incontestable dynamique révolutionnaire. Il n’est pas étonnant que de nombreuses municipalités ainsi que plus globalement le gouvernement républicain aient voulu saper les bases du syndicalisme révolutionnaire en fermant les bourses par suppression de leur subvention et expulsion des bâtiments municipaux qu’elles occupaient. à aucun moment les militants des bourses n’ont pu se doter d’une autonomie financière qui leur aurait permis, tout en œuvrant à la même édification d’une structure de services et d’éducation ouvrière, de se garantir une totale liberté d’action au niveau revendicatif et révolutionnaire.
Cette "répression financière" exercée par les institutions municipales et étatiques peut bien apparaître comme une volonté planifiée du personnel républicain de l’époque de saper les bases organisationnelles et militantes du syndicalisme révolutionnaire. La fermeture de nombreuses bourses du travail développant les idées d’autonomie ouvrière puis leur réouverture sous la direction de militants socialistes, avec la complicité bien souvent des municipalités dominées par le même personnel socialiste, a certainement joué un rôle important dans la perte d’influence du syndicalisme d’action directe au sein du mouvement syndical français. C’est un élément qui fut trop souvent oublié dans les raisons qui expliquent ce déclin. Par ailleurs de tels services que ceux mis en place par les bourses auraient-ils pu apparaître ou connaître un pareil développement s’ils avaient été portés uniquement par les capacités d’auto-organisation et d’auto-financement du mouvement syndical ?
En janvier 1914, il en sera fini de la structuration adoptée par la C.G.T. lors de son congrès de "refondation" de 1902 et de la particularité de sa double dimension. à partir de cette date, le secrétaire de l’Union départementale devient le seul représentant de la C.G.T. Il en est alors fini de la section des Bourses du travail au sein de la C.G.T. et de leur autonomie. Des Bourses du travail, il reste seulement un immeuble et le nom, abritant le siège des syndicats. Il n’est peut-être pas étonnant qu’à la veille de la première guerre mondiale, les modérés, proche du parti socialiste venant de réaliser son unité en 1905, et qui avaient petit à petit, depuis 1906, pris le dessus sur le parti du travail, comme le nommait Émile Pouget, aient supprimé la section des bourses et son autonomie. En supprimant celle-ci, ils ont supprimé le moyen pour le syndicalisme de porter un projet global en se passant des structures d’État et de sa représentation parlementaire. Si les bourses étaient le lieu de formation d’une classe ouvrière autonome, elle l’étaient par rapport à toute représentation politique, socialiste en premier lieu. De plus, la tourmente de feu et d’acier qui suivit balaya presque totalement le mouvement ouvrier, notamment en raison de son incapacité à s’opposer à la guerre, ainsi que toute une génération de militants syndicaux. Lorsque le mouvement syndicaliste et ouvrier se reconstitue après la guerre, le processus ne peut se faire sans tenir compte "de la grande lueur qui s’est levée à l’Est". Beaucoup de militants se laisseront illusionner par la révolution russe et son écho amena de nouvelles orientations, malheureusement bien loin de l’idée d’autonomie ouvrière.
Alors que l’histoire du syndicalisme en France de 1917 à nos jours est complètement liée à un modèle de représentation politique, communiste ou socialiste, le limitant dans une action revendicative, bien souvent corporative, et attribuant au parti le rôle d’offrir des perspectives globales notamment par l’action parlementaire, il serait peut-être bon de redécouvrir ce qui a pu être "l’autre socialisme".
Un socialisme non plus basé sur l’action syndicale professionnelle revendicative ou même corporatiste complétée par une action politique parlementaire globale, mais sur une action syndicale autonome contenant une double dimension professionnelle et interprofessionnelle porteuse de pratiques, d’une tactique, d’une stratégie et d’une finalité.
*Dolléans Édouard, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1920), tome II, A.Colin, cinquième édition, 1957, Paris, 366 pages.
Voir à ce propos "l’appel aux anarchistes : leur place est dans les syndicats" de Pelloutier, parut dans Les Temps nouveaux du 2 novembre 1895. Pelloutier Fernand, Histoire des Bourses du Travail, édition Gordon & Breach, Paris, 1971 (1902), 338 pages.
Voir à ce propos la préface de Jacques Toublet "L’anarchosyndicalisme, l’autre socialisme" à la réédition de deux brochures d’Émile Pouget La confédération générale du travail et Le parti du travail aux Éditions C.N.T./R.P., 1997.
Pour en savoir plus sur les Bourses du Travail : Julliard Jacques, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, seuil, Paris, 1971, 294 pages. Delesalle Paul, Les Bourses du Travail et la C.G.T., Bibliothèque du mouvement prolétarien, 64 pages, Rivière, 1912.
Benoît Broutchoux 1879 / 1944
PARLEZ de Benoît Broutchoux à un vieux mineur du Pas-de-Calais, cela éveillera sûrement quelque chose en lui : "Ah ! oui, Broutchoux ! Un drôle de syndicaliste qui grimpait aux réverbères pour haranguer le populo, et pis les flics le tiraient par les pieds... Ha ! ha ! un sacré numéro ch’tilà, un peu anarchiste, hein ?" Non, je l’ai pas connu, c’était plutôt l’époque de mon père, mais on m’a raconté... Un sacré personnage, Benoît Broutchoux. Un anarcho-syndicaliste, militant de la C.G.T. d’avant 1914. Mais ni la C.G.T., ni les anarchistes ne se souviennent très bien de lui. Broutchoux fait pourtant partie de ces individus qui marquent leur époque par une action directe concrète, par leur vitalité aussi, leur personnalité.
Broutchoux (1879-1944) incarnait un personnage populaire et sympathique, une vedette du pays minier, un moment de l’histoire syndicale des mineurs. "Ah ! dis donc y viennent encore emmerder l’Benoît" grondait le populo des corons de Lens, quand les cognes venaient alpaguer Benoît Broutchoux. Et la foule s’attroupait devant le domicile de Benoît pour l’acclamer et insulter les pandores. Oui, au début de ce siècle, Benoît Broutchoux était un véritable héros populaire dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Anarchosyndicaliste, il se bagarra sans trêves contre l’ordre des compagnies minières et la mollesse des militants socialistes.
Militant original et gouailleur, Benoît dirigea, en 1906, la grande grève qui suivit la catastrophe de Courrière (1 100 victimes). Mais c’est Monatte, syndicaliste révolutionnaire de la C.G.T. d’avant 1914, puis trotskyste de l’entre-deux-guerres, qui a le mieux défini l’esprit de Benoît Broutchoux : "Son anarchisme n’était pas doctrinaire. Il était fait de syndicalisme, d’antiparlementarisme, de Libre pensée, d’amour libre, de néo-malthusianisme et de beaucoup de gouaille.
Pour tous, amis et adversaires, il était Benoît, Benoît tout court". Broutchoux se montra toujours tolérant, ouvert, non sectaire. Dans son journal, L’action syndicale, il laissait s’exprimer tous les courants du syndicalisme et de l’anarchisme.
A force d’éviter les chapelles, de refuser tout sectarisme, Benoît se retrouva le cul entre deux chaises : d’un côté les pontes de la C.G.T., de l’autre les partisans de l’individualisme libertaire. Benoît durcit alors sa position. Il se proclama communiste révolutionnaire (pas au sens marxiste, plutôt dans l’esprit de Bakounine). Après la Révolution russe, faisant toujours preuve d’optimisme et d’ouverture, Broutchoux voulut concilier libertaires et bolchéviques. La déception fut rude.
Il rejoignit l’Union anarchiste et participa, au côté de Sébastien Faure et de Louis Lecoin, à la tentative du Libertaire quotidien. Au moral, Broutchoux était un curieux mélange de rigorisme révolutionnaire et de gouaille populaire. S’il ne cultivait pas l’austérité constipée de certains militants de la C.G.T., Benoît était quand même empreint d’un certain moralisme.
Autodidacte, il croyait aux vertus révolutionnaires de l’éducation pour le peuple : Anti-alcoolique, il ne buvait que du lait, du thé et un peu de bière. Néo-malthusien, il se bagarrait pour la limitation des naissances. Cela ne l’empêchait pas de conserver son côté "folklo" et brouillon, de composer son. canard à la dernière minute, de louper tous ses trains, d’écrire des poèmes un peu fleur bleue et de signer ses papiers de pseudonymes croquignolets, tels : "A. Serbe" ; "Adultérine" ; ou "C. Lexion". "Accueillant et généreux".
Son logement, rue Emile-Zola à Lens, était chichement meublé de caisses recouvertes de cretonne et de planches où s’entassaient une vaisselle hétéroclite et des monceaux de bouquins. On y entrait comme dans un moulin. Benoît, toujours accueillant et généreux, tenait table ouverte pour les camarades de passage. C’est donc cette espèce de "pied-nickelé" au service de la Sociale que le Monde libertaire vous présente cette semaine, et ceci d’après la bande dessinée réalisée en 1980 par Phil et Cal’ens (ouvrage aujourd’hui malheureusement épuisé).
Benoît Broutchoux, comme beaucoup de militants anarchistes, a été amené à prendre position sur la nature et les objectifs du syndicalisme.
Voici ce qu’il écrivit en 1909 dans Terre libre :
"Dans tous les degrés et sur tous les tons de l’arc-en-ciel confédéral, on nous a rabâché pendant trop longtemps que le parti syndicaliste est un groupement d’intérêts et que les partis politiques sont des groupements d’opinions. Comme beaucoup de copains, j’ai cru à cette foutaise, mais maintenant je n’y crois plus.
Le syndicalisme, qui est le produit de l’industrialisation, s’il veut vivre pour accomplir sa tâche, doit évoluer tout comme notre pauvre humanité et même faire avancer cette dernière. S’il veut supprimer le salariat et le patronat, comme c’est indiqué au premier psaume de la Bible confédéraliste -pour laquelle j’ai la plus grande foi- il doit faire une guerre acharnée, impitoyable contre le patronat et les soutiens de ce dernier, non pas seulement pour obtenir des augmentations de salaire, des diminutions d’heures de travail, de moins mauvaises conditions de servage, mais pour diminuer l’exploitation capitaliste, la supprimer.
Un groupement d’opinion Le syndicalisme n’est pas et ne peut pas être seulement un groupement d’intérêts corporatifs, il est aussi un groupement d’opinions, quoi qu’en disent les plus autorisés de nos oncles cégétistes. (...)
Les prolos qui adhérent aux syndicats rouges le font dans le but d’adoucir et de supprimer leur enfer, spécial à chaque métier et préparer le paradis terrestre pour tous. En général, ces syndiqués-là ne croient plus en la prêtaille, détestent la gradaille, la gouvernance et toute la haute saloperie. (...)
La plupart des militants syndicalistes regardent la question sociale à un point de vue particulièrement faux. C’est ce qu’on appelle le "dédoublement" ou le mystère de la dualité d’un individu en deux personnes : le syndiqué et le citoyen. Il y a des camarades qui prétendent sans rire qu’au syndicat on doit être syndicaliste, et qu’en dehors du syndicat on peut être déiste ou athée, patriote ou internationaliste, votard ou antivotard. (...)
La "neutralité syndicale" L’esprit religieux (soumission des ouvriers) doit être combattu énergiquement par l’esprit syndicaliste (révolte des ouvriers). Le syndicat doit aussi lutter contre les abrutisseurs de l’école laïque qui, entre autres bourdes, enseignent le respect aux lois votées par nos respectables Quinze Mille, et aussi le respect de la propriété, c’est-à-dire les rapines commises à notre détriment par nos ennemis de classe.
Ces explications peuvent paraître saugrenues aux partisans de la "neutralité syndicale" le leur demanderai si le patron et le parasite sont neutres, eux ? Ne s’appuient-ils pas sur les abrutisseurs religieux ou laïques pour conserver ou augmenter leur omnipotence ? A mon avis, les ouvriers seraient niais s’ils s’attaquaient seulement à l’effet sans combattre les causes."
Benoît Broutchoux (Terre libre, 1909)
David Rappe est enseignant d’Histoire-Géographie à Vaulx-en-Velin dans la région lyonnaise. Il a réalisé plusieurs travaux sur les Bourses du travail de la région Rhône-Alpes, dont récemment un livre sur "la Bourse du Travail de Lyon", Atelier de Création Libertaire. Il milite à la Fédération des travailleurs-ses de l’éducation de la CNT.