Calculée comme la dépense publique, la dépense privée dépasserait 200% du PIB
Calculée comme la dépense publique, la dépense privée dépasserait 200% du PIB
Christophe Ramaux
Economiste atterré, Université Paris I, Centre d’Economie de la Sorbonne
L’affaire semble entendue : la dépense publique représentant en France 57 % du PIB, il ne reste plus que 43 % pour le privé. De quoi justifier l’austérité budgétaire. Le problème est que ce raisonnement est faux.
Avec la méthode retenue pour calculer la dépense publique, on peut estimer la dépense privée à plus de 200 % du PIB. Petite démonstration, sachant que tous les chiffres portent sur 2012 et sont tirés des comptes de la nation de l’Insee.
La dépense publique est calculée en additionnant quatre grands types de dépenses.
- Celle de fonctionnement des administrations publiques tout d’abord (392 milliards, soit un tiers des dépenses). On y trouve la rémunération des fonctionnaires (268 milliards, soit seulement 23 % de la dépense publique, 13 % du PIB) mais aussi les consommations intermédiaires (les fournitures achetées par les administrations publiques : essence, crayons, etc.) (114 milliards) et plus accessoirement des impôts sur la production et des revenus de la propriété (10 milliards).
- Le deuxième est constitué de simples transferts : des sommes sont prélevées mais pour être immédiatement reversées aux ménages ou aux entreprises. C’est de loin le poste le plus important : 643 milliards, soit 56 % de la dépense publique. On y trouve principalement des prestations sociales (525 milliards, soit à elles seules la moitié de la dépense publique), mais aussi toutes sortes de subventions et de transferts (115 milliards) aux ménages, aux entreprises ou bien encore aux institutions internationales.
- Le troisième est constitué de l’investissement (64 milliards soit 5,6% de la dépense).
- Le dernier correspond aux intérêts de la dette publique (52 milliards soit 4,5 % de la dépense). Notons que ces intérêts représentent 2,5 % du PIB et que ce chiffre représente mieux le poids réel de la dette publique, qui celui régulièrement agité de 90 % qui met en rapport le stock de dette publique (1 839 milliards) avec le flux annuel de richesse (le PIB), comme si cette dette devait être payée dans l’année.
Au total, la dépense publique s’élève à 1 151 milliards ce qui équivaut bien à 57 % du PIB (2 031 milliards).
Le détail de la dépense permet toutefois de saisir d’emblée un élément important : la dépense publique ne sert pas « à payer des fonctionnaires improductifs » contrairement à ce que l’antienne libérale, malheureusement ancrée dans les esprits, laisse entendre. Et cela pour deux raisons.
La moitié de la dépense publique va… à la dépense privée
- En premier lieu, plus de la moitié de la dépense publique est en fait constituée de sommes (les prestations et transferts) qui sont certes prélevées, mais pour être immédiatement reversées aux ménages principalement (sous forme de prestations sociales) et plus accessoirement aux entreprises, ce qui soutient évidemment leur dépense privée.
- En second lieu, les fonctionnaires ne sont pas des improductifs. Ils contribuent au PIB. Leur valeur ajoutée s’élève à 333 milliards, ce qui représente tout de même un tiers de celle des salariés des entreprises de droit commun, les sociétés non financières (1 018 milliards), le reste de la valeur ajoutée étant principalement apportée par les ménages (notamment les entrepreneurs individuels).
Calculons la dépense privée avec les mêmes méthodes que la dépense publique
Appliquons à présent la méthode retenue pour calculer la dépense publique afin de calculer la dépense privée (des ménages, des sociétés non financières, des sociétés financières…). Ce calcul n’est jamais fait. Il est pourtant instructif.
- Salaires versés par le privé : 817 milliards ;
- consommations intermédiaires : 1764 milliards (lire note bas de page(*)) ;
- impôts sur les produits et sur la production : 319 milliards ;
- revenus de la propriété (les dividendes versés notamment) : 333 milliards ;
- Impôts sur le revenu et le patrimoine : 238 milliards ;
- intérêts : 264 milliards ;
- prestations sociales privées (versées par les mutuelles en particulier) : 45 milliards ;
- « transferts courants » : 130 milliards ;
- investissement : 333 milliards.
On obtient au total 4243 milliards, ce qui équivaut à plus de 200 % du PIB. Si on ajoute la dépense de consommation finale des ménages (1130 milliards), ce qui est légitime si on calcule une « dépense privée », on arrive même à 265 % du PIB.
On comprend pourquoi ce type de calcul n’est jamais réalisé : il conduit à des résultats absurdes.
L’absurdité mérite cependant d’être comprise : en procédant comme ci-dessus on a additionné des flux de dépenses privées dont la somme ne fait en aucun cas « une part » du PIB. Mais ce qui vaut pour la dépense privée, vaut pour la dépense publique : ni l’une, ni l’autre, ne sont une « part » du PIB.
En rapportant la dépense publique au PIB, on la compare à une grandeur familière. Cela n’est pas illégitime : on peut ainsi avoir un ordre de grandeur pour évaluer le degré de socialisation des économies, pour faire des comparaisons internationales. Mais que la dépense publique soit à 57 % du PIB ne signifie pas que plus de la moitié du PIB « va au public », qu’il ne reste que 43 % pour le privé. Bref, cela n’est pas un mal en soi.
Christophe Ramaux
Economiste atterré, Université Paris I, Centre d’Economie de la Sorbonne
Publié le 07/05/2014 à 17h20
L’auteur :
Christophe Ramaux est maître de Conférences à l’Université Paris I et chercheur au Centre d’Économie de la Sorbonne. Ses recherches portent sur l’État social, la protection sociale, la politique économique, l’emploi et la précarité.
(*)Consommations intermédiaires
Les entreprises, pour produire, utilisent massivement des entrants (du bois et des vis pour les meubles, etc.) achetés à d’autres entreprises, ce qui explique l’importance des consommations intermédiaires. Le PIB est calculé sans ces consommations intermédiaires : il ne retient que les valeurs ajoutées (la valeur des productions publiques ou privées moins les consommations intermédiaires).