La production et la distribution des richesses (biens ou services utiles) sont le domaine de l’économie.
Si on considère que cette production et cette distribution concernent une seule personne morale1 (la famille, le clan, l’Etat, une collectivité autogérée, etc.), on peut parler d’économie domestique (en référence à l’origine grecque du terme qui désignait « l’administration de la maison »). L’économie domestique suppose l’autonomie de la personne morale, c'est-à-dire sa capacité de décision.
Dans une économie domestique, la décision (quelle action pour quel coût/avantage ?) dépend d’une seule personne morale qui « possède » les richesses qu’elle produit et distribue.
Le terme « économie politique » émerge au XVIIIe siècle lorsqu’il apparait, en Occident, que le mouvement qui tend à la spécialisation dans la production (« la division du travail ») devient irréversible en raison de la forte productivité qu’il annonce.
Le fait que les producteurs ne consomment plus directement le produit de leur travail mais le cèdent contre d’autres produits, y compris à l’intérieur du processus de travail (les moyens de production sont eux-mêmes produits), en bref que l’échange se généralise et devienne un intermédiaire nécessaire pour permettre la production comme la consommation, bouleverse la manière de penser l’économie. Les acteurs de l’économie sont pluriels et autonomes (pour céder un produit, il faut le posséder) et ces acteurs interagissent, on ne peut plus penser cette économie comme un simple problème domestique (une seule même « maison », une seule personne morale).
C’est avec la « division du travail » et sa conséquence, la généralisation de l’échange, que l’économie devient un « champ » de pensée particulier: l’objet possible d’une science, l’économie politique.
Dans le terme d’économie politique, l’idée d’une « polis" (cité) fait la différence : si avec le phénomène de l’échange généralisé, l’économie ne peut plus se penser comme une économie domestique, une économie de gestion à un seul acteur (fut-il collectif), le terme d’économie politique renvoie bien à une « polis", une collectivité, dont il s’agit d’analyser la dynamique interne, c'est-à-dire le mouvement des échanges, mouvement qui détermine la production et la distribution.
A partir du milieu du XIXe siècle, avec la protestation socialiste contre l’exploitation ouvrière, l’économie politique est dans une position délicate : aux mains des « économistes", elle apparaît comme un outil intellectuel de légitimation de cette exploitation.
Du côté socialiste, deux options s’ouvrent : jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est l’option marxiste qui stigmatise l’économie politique comme appareil idéologique de la bourgeoisie, ou prendre au sérieux cette science qui s’annonce et la rectifier d’un point de vue « ouvrier » en développant de nouvelles vues sur l’échange, la production et la distribution des richesses, c’est l’option proudhonienne.
Du côté des « économistes », il s’agit de sauver l’économie politique comme science et la rendre inattaquable d’un point de vue théorique, c’est l’objet des études de Léon Walras, principal fondateur de ce que l’on appellera le courant néo-classique en économie, avec la théorie marginaliste et la conception de l’Equilibre Economique Général.
Du côté marxiste, on sait ce qu’il en advint : la conception économique régresse dans les conditions d’une économie domestique, l’Etat communiste est le nouveau pater familias qui décide de la production et de la distribution des richesses. L’impasse est suffisamment connue pour avoir besoin de s’attarder. La Chine communiste, en passe de devenir la première puissance économique capitaliste au XXIe siècle, en montre assez les contradictions : on ne peut réduire la complexité d’une économie moderne, une économie d’échanges, par l’instauration d’une autorité centrale; au final il reste et l’autorité centrale, non démocratique, et le capitalisme.
Du côté proudhonien, les germes d’une autre économie politique ont été lancés, sous le terme contemporain d’économie sociale : mutuelles et assurances sociales, coopératives, fédérations ont acquis une place modeste mais réelle dans l’économie moderne, elles présentent une alternative crédible à l’économie capitaliste (propriété collective des producteurs autonomes, ni capitaliste ni étatiste ; mode de coordination et de mise en commun de moyens, modes de « gouvernance » démocratiques et liberté des individus). Mais l’histoire du socialisme en a décidé autrement quant à la victoire de ces conceptions dans les sociétés contemporaines.
Du côté de l’économie théorique, le courant néo-classique, malgré lui par bien des côtés (nous y reviendrons), a continué l’œuvre de légitimation du capitalisme par l’invention du « marché » comme catégorie économique. Le « marché » comme lieu, imaginaire et non politique, de confrontation et de régulation de l’offre et de la demande. Le « marché » comme alternative à la « polis » (la cité) que défendait encore l’économie politique dans sa conception dite « classique » de l’économie.
Il est troublant de constater comment l’alternative Marché-Etat s’est forgée dans la controverse directe avec le fondateur de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon.
S’il est connu que l’ouvrage dirigé contre Proudhon, Misère de la philosophie (1847), est « le premier ouvrage de la maturité de Marx » (dixit Lénine), il l’est moins que le premier livre d’économie de Léon Walras, père du courant « néo-classique », était lui aussi dirigé contre Proudhon : c’est dans la réflexion contre Proudhon, résumée dans L’Economie politique et la justice (1860), que Walras a « l’intuition d’une économie pure et appliquée à créer dans la forme mathématique » 2 , clé de voute des sciences économiques contemporaines.
Il faut bien constater que le mouvement libertaire, obsédé par la révolution qui ne saurait tarder, n’a fait, en matière de théorie économique, aucun progrès réel depuis Proudhon, voire même pour ses courants utopistes a considérablement régressé (visions communautaires et retour à des problématiques d’économie domestique obsolètes).
Une économie politique libertaire est-elle possible ? C’est ce qu’on va essayer, modestement, de voir dans les chroniques qui suivront….
1) L’individu isolé socialement n’existe pas.
2) Léon Walras, notice autobiographique (p. 12), volume V des œuvres économique complètes d’Auguste et Léon Walras, "l’Economie politique et la justice", Ed. Economica, 2001.